Parcours de l'artiste dans son contexte. Par Christophe Tesson |
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Gaële Braun a une production opiniâtrement cohérente. Cette cohérence n’est pas tant dans l’apparence formelle, que dans les questions qu’elle explore et dans les outils qu’elle utilise. Passant projet après projet à des échelles et des matériaux différents, il en résulte une diversité visuelle certes foisonnante, mais d’une cohérence évidente à qui veut bien lire son travail, au-delà du plaisir premier du regard. prémisses Son parcours commence par une longue phase de travail en atelier ponctué d’expositions picturales confidentielles. Sa production consiste alors en une suite d’exercices d’assemblages de carrés peints. D’abord deux par deux, puis en suites ou en compositions plus vastes et de plus en plus complexes. Même avec l’encouragement ponctuel de galeristes parisiens, ce travail ne rencontre pas le public, probablement parce qu’il répond trop précisément à une nécessité seulement intérieure : dépouiller, élaguer, jeter par-dessus bord tout ce qui est superflu. Bref, ce que Dubuffet appelle faire table rase dans sa « Biographie au pas de course ». L’arbre à prénoms Une de ses premières « pièces » , ayant acquis une visibilité publique, est une intervention mi-arts plastiques, mi-théâtre de rue : « l’arbre à prénoms ». Incitée, par un cadre associatif à créer un événement festif en territoire de banlieues dures, la voilà qui imagine, un objet hybride entre le mat de cocagne et le kiosque à musiques. Comme beaucoup de plasticiens travaillant dans l’espace péri urbain, elle est alors confrontée à une demande confuse de la part de ses interlocuteurs institutionnels : les plasticiens, par définition difficilement reconnaissables, sont invités plus ou moins clairement à jouer un rôle d’animateurs, parfois à limite du travailleur social gratuit. N’en reste pas moins, que « l’arbre à prénom » a existé . Tout comme les carrés peints, il jouait, lui aussi, de l’assemblage. Mais cette fois ci, il s’agit d’éléments que le public de la fête devait apporter lui-même : des bouteilles en plastique, brique de bases et gratuites d’une œuvre d’apparence collective. C’est en cela que se dessine le deuxième volet de son mode d’intervention. Sa démarche devient « contextuelle », disons cela en réutilisant un mot d’architectes, couramment employé il y a une vingtaine d’années -ce n’est évidemment pas un hasard si on sait que Gaële Braun est elle-même architecte de formation. Son choix est de confronter ses créations non seulement au contexte urbain, mais aussi au contexte sociologique, et à la forme de la commande. Ce ne sont donc pas des œuvres in situ, mais un travail qui se veut poreux, accessible, et en ce sens se devant d’avoir différentes portes d’entrée, différents niveaux de compréhension possibles. Rencontres à domicile Ce « contextualisme » s’est affirmé dans une deuxième création « rencontres à domicile » dont Gaële Braun est l’initiatrice. Résumé dans Libération le principe de ce travail de longue haleine se comprenait ainsi : Gaële Braun a réalisé des portraits à l'encre, Pascaline Marre a ensuite fait poser les gens pour la photo avec, dans un coin du cadre, le dessin réalisé quelques minutes plus tôt. Il faut encore préciser que l’exercice se déroulait sur le territoire de la même commune, chez une centaine de participants, au domicile de chacun. L’aspect contextuel saute évidemment aux yeux : restriction délibérée du champ d’action à une seule commune (voilà pour le contexte urbain) choix d’une commune emblématique, (La Courneuve, voilà pour le contexte sociologique), parcours borderline dans les quartiers dits chauds (voilà pour le contexte de la demande, pour répondre aux exigences d’un bailleur de fond : le « Grand Projet de Ville » organisme complexe se devant de faire à l’époque des incursions dans le domaine de l’action culturelle). Je ne veux pas dire ici que le projet est formulé pour répondre à une demande d’action culturelle. Au contraire, cette demande est utilisée comme contrainte créative, comme élément utile à la formalisation d’une œuvre, un peu à la manière dont le corset du quatrain ou de l’Haïku, a servi parfois à des créations d’une liberté formelle évidente. Cette formalisation a servi à structurer le projet, à en étayer chacune des parties. Les portes d’accès étaient à tous les étages de la compréhension du public convié : d’abord il était une galerie de portraits. Oui, Gaële Braun est une fameuse dessinatrice, et même, curiosité rare, une excellente portraitiste. Et Pascaline Marre une remarquable photo-reporter, apte à saisir un caractère le temps d’une séance de pose tenant de l’opération commando. « Venez voir, braves gens, votre portrait jeté d’un pinceau rapide, admirez l’artiste comme phénomène de foire : vous vous reconnaîtrez parfois mieux sur le dessin que sur la photo ! » Mené avec la sincérité du premier degré cette première démarche commençait à faire entrer le visiteur de l’exposition dans un questionnement inattendu, le statut relatif du dessin et de la photo. C’était déjà un premier pas, mais cela seul n’aurait offert qu’un intérêt limité. En regardant de plus prêt on constatait que les deux-cent dessins étaient exposés à bords jointifs, et constituaient deux gigantesques frises de huit mètres de long. En vis-à-vis les photos reprenaient rigoureusement le même format, mais séparées de quelques centimètres. Ailleurs, sur le site Internet, chaque binôme dessin photo était montré isolément, et cette fois bord à bord. D’évidence, Gaële Braun reprenait là le fil de son obstination : l’assemblage. Je la cite : « Peut-être est-ce la nostalgie d’un monde à recomposer perpétuellement, rassemblement d’objets épars, reconstitution d’une unité perdue. En tous cas, je reste fascinée par la juxtaposition à bords vifs d’éléments éventuellement contradictoires. C’est dans cette contiguïté que naît la spécificité de mon travail. » Mais la suite de questions ne faisait que commencer. Les étages étaient encore nombreux à monter dans le même travail. Finalement, que nous montraient les deux artistes co-auteures ? Au-delà du portrait de ville (notion éventuellement pertinente à présenter au service culturel de la ville en question…) au-delà de la vaste composition plastique constituée par l’ensemble, au-delà des contiguïtés formelles inattendues, le dispositif proprement scénographique invitait à se demander si le vide délimité par le vis-à-vis du mur de photos et de la frise de dessin n’était pas lui-même le sujet de ce travail. Expérience spatiale étonnante où il s’avérait impossible d’avoir en un seul regard l’ensemble de l’œuvre, et d’être obligé de se retourner pour établir les correspondances nécessaires. D’autant plus que le principe d’alignement répétitif établissait une correspondance visuelle entre l’intérieur du lieu d’exposition et l’environnement, visible au travers de ses immenses baies vitrées : les barres de la cité des 4000. Au final, les participants à l’expérience, qui constituaient une petite moitié des 200 personnes présentes au vernissage, ne s’y sont pas trompés, et transformèrent le tout en exercice ludique, virevoltants d’un mur à l’autre, avides de commenter et de regarder, posant la bonne question : ce qui était exposé là, est-ce que ça n’était pas cette triple perception d’eux même : le dessin, la photo, et leur présence en ce lieu où ils venaient en représentation puisque participant à un événement officiel de la vie de la commune, dans un des bâtiments institutionnels de la ville ? Ce dispositif est évidemment à rapprocher du célèbre « one chair three chairs » de Joseph Kosuth, ou une chaise est confrontée à deux de ses représentations : la première photographique et l’autre sémantique sous forme de définition du dictionnaire. Mais dans le même mouvement, son interrogation perpétuelle sur le contexte de ses interventions, situerait une part de sa réflexion quelque part du coté de Thomas Hirshorn. Les éléments éventuellement contradictoires dont parle Gaële Braun sont donc énumérés : évidemment dessin contre photo, représentation contre réalité, mais aussi demande institutionnelle d’animation culturelle contre condition de création contemporaine, et plus généralement statut social de l’artiste contre statut de l’œuvre plastique. À tout prendre on notera que le "éventuellement" est, au mieux, une coquetterie, mais surtout que tous ces éléments sont utilisés comme matériaux. Les monstres en ville, chapitre 1. Une fois les « Rencontres à domicile » exposées, c’est un retour, bref, à l’atelier. Car une occasion se dessine bientôt de faire œuvre, occasion à nouveau basée sur une ambiguïté : il est explicitement demandé à Gaële Braun de faire dans l’événementiel. Cette fois elle n’est pas initiatrice du projet. Il est question de « journées de l’environnement » et de « service cadre de vie », toujours dans la même ville. La commande est politiquement formulée : il faut que ça communique. La demande est éducative, il faut montrer aux habitants la quantité effroyable de monstres, (c’est à dire de déchets encombrants abandonnés sur le trottoir, en termes de services techniques) produits en une semaine par la ville. Il faut sensibiliser… C’est le même contexte, finalement les mêmes matériaux conceptuels, mais cette fois, le matériau plastique est imposé. On comprend que la marge est étroite, le fil du rasoir particulièrement affûté. Gaële Braun décide d’y risquer malgré tout le pied et c’est à nouveau un assemblage qu’elle exécute. Matelas éventré contre matelas éventré, pneu à pneu, frigo contre frigo, la voilà qui installe une joyeuse brocante du définitivement inutilisable, un gai salon du rebut, une foire du cassé, bref un parfait exemple de jeu sur l’ambiguïté dans la communication, le tout sur 1000 m² au pied de la mairie. Cette ambiguïté même sauve l’installation, et l’empêche de sombrer dans le domaine de l’événementiel béat, elle permet surtout à Gaële Braun d’aborder ses thèmes de prédilection. D’ailleurs le matériau est ici porteur en lui-même de nostalgie et de souvenir. Chaque élément utilisé a eu une vie, une utilisation. Et c’est précisément parce qu’il n’en a plus qu’il fait partie de cet assemblage géant, qui reconstitue un monde en soi, le temps d’une semaine. Les allées constituées par ses matériaux de rebut fabriquent un paysage inquiétant chargé de souvenirs éparpillés d’une collectivité à la dérive. Évidemment ce détournement délibéré n’est pas sans poser problème, et le « service communication » décide d’intervenir, encerclant l’inquiétant fatras d’une barrière de sécurité et d’un calicot consensuel. Moyennant quoi, le résultat est finalement satisfaisant pour le commanditaire. Qui quelques mois plus tard renouvellera sa confiance. Les monstres en ville, chapitre 2. les arts potagers. Des dangers de l’exercice de l’ambiguïté voulue. Cette fois l’exercice se complique encore par l’obligation d’intervenir en territoire difficile. Même thème (les monstres, l’hygiène urbaine), même obligation événementielle (il faut sensibiliser), il s’agit cette fois d’occuper la « cour des maraîchers », au cœur d’une cité en passe de devenir aussi violente (sinon plus) que la cité des 4000. Cette cour est le toit d’un parking sous-terrain. Autant dire le symbole d’un échec urbain cuisant. Le résultat d’une démarche urbanistique qui, au cours des années 80, croyait renouveler le genre en pliant et repliant les mêmes sempiternelles barres de 11 étages de haut. Cette « cour des maraîchers » est pavée (outre de bonnes intentions) de « dalles sur plots », c’est à dire des dalles carrées de 50cm par 50cm. On retrouve bien là l’ambiguïté du statut du créateur, chargé, en tant que communiquant, de reconquérir des territoires de non droit, après la faillite des diverses institutions qui y ont échoué. Consciente à nouveau de ces dangers mais fascinée par cet assemblage de carrés pré-existant que constitue le sol du site, Gaële Braun décide d’intervenir sur la nature même de ce sol artificiel, sur sa fragilité : il a ceci de particulier qu’il ne supporte pas de lourdes charges, ce qui fait que de dalles cassées en trous béants, il en devient objectivement dangereux. Ceci constituera les « monstres en ville, chapitre deux ». Parallèlement à ce Chapitre 2, elle tente, par le biais du tissu associatif d’initier un autre événement artistique, « les arts potagers », où serait abordé, avec d’autres artistes, le thème de la mémoire du lieu, mémoire d’une région anciennement à vocation agricole, aujourd’hui nœud de contradictions urbaines, à quelques centaines de mètres de la « cour des maraîchers ». Elle projette pour cette autre occasion, un objet constitué d’un assemblage de carré de plastique, en lévitation au-dessus d’un potager de 9m². Mais c’est le chapitre 2 qui tourne court. L’installation joue de la fragilité sur la fragilité. En remplaçant les dalles cassées par des carrés de végétation artificielle d’où jaillissent de-ci de-là, des tournesols à l’éclatante artificialité, sa proposition est perçue comme une provocation. L’installation est vandalisée en à peine vingt minutes. Les réactions sont houleuses, les soupçons de détournement (d’une opération de communication vers une œuvre d’art et inversement) sont réciproques. On chuchote que l’intervention se faisait en territoires de dealers mais laissons cela. Ne restent que quelques photos et le dossier de presse pour un événement qui finalement n’aura pas lieu. Le camouflet est sévère, et du coup, les projets courneuviens s’évaporent dans la méfiance. Exit « les arts potagers », au moins renvoyés à un avenir plus qu’incertain. Teddy Bunny Reste de ce potager hypothétique, le prototype de l’objet en lévitation : à nouveau un assemblage de carrés, mais cette fois ci en volume, constitué de feuilles de plastique colorées, retaillées et collées bord à bord. Le prototype est un ours géant, pour être plus précis un nounours. Deux expositions lyonnaises ont probablement influencé ce nouveau démarrage : celle du collectif « Brouha-ha » , place des Terreaux dans le cadre du festival « écouter voir » 2003 où l’on voyait un gigantesque cube gonflé, constitué de sac en plastiques, remplir le volume d’une ancienne boutique, et « l’art sur la place », dans le cadre de la biennale, ou Damani Marcon et Henet exposaient un bus rempli à ras-bord de bonbons « lieu d’utopie non contradictoire », voulu comme un territoire de régression consensuelle vers l’enfance, où le public avait pour obligation de manger le contenu de l’exposition pendant tout le temps de sa visite. Il est à noter que la proposition de ces artistes architectes (eux aussi !) avait également évolué à la suite de deux vandalisations successives de leur travail. Le projet initial de Gaële Braun était assez équivalent, l’ours en peluche étant perçu comme un objet consensuel, l’inverse parfait de l’agressivité, en réaction au vandalisme des monstres. L’usage du plastique parcourait encore les thématiques environnementales explorées dans les deux chapitres des « monstres en ville ». L’ambiguïté est devenue double. D’une part ce matériau, honni des défenseurs de la nature, était en même temps officiellement dénoncé dans un travail autour (et au-dessus) de la nature, mais il était surtout magnifié par la transformation de l’assemblage. D’autre part, une fois le prototype construit, il est apparu qu’il n’avait pas de haut ni de bas, mieux, d’icône d’ours il se transformait à l’envers en icône de lapin. Cette double ambiguïté n’a pas tardé à être remarquée, et la réalisation à la grandeur voulue (300x200x50cm) a été exposée à Brighton dans le cadre d’un projet culturel européen, « Lost highway - beau travail ». Teddy Bunny devrait continuer son voyage à l’occasion de festivals culturels. Quant à l’ensemble du travail sur les monstres et Teddy Bunny, vaut momentanément à Gaële Braun d’être perçue comme une artiste verte et à ce titre de participer à un colloque international sous l’égide de l’UNESCO à Paris . À n’en pas douter l’ambiguïté (encore une fois) de cette étiquette, collée sur un travail qui n’en demandait pas tant, devrait fournir matière à de futures réflexions et servir de base à de futurs projets. Assemblage et reconstitution Assemblage de carrés peints rétablissant une peinture. Assemblage de bouteilles vides créant un arbre. Juxtaposition d’encres et de photos reconstituant une collectivité à la dérive. Rapprochement de monstres rappelant une partie de l’histoire récente de cette même collectivité. Jeu sur un carrelage de dalles pour réinventer un sol réel. Collage de sacs en plastique pour retrouver la tranquille insouciance du monde enfantin. On voit bien que la constance est de rigueur. Loin de décliner (dans les deux sens du terme) un procédé répétitif, Gaële Braun utilise les outils de la création contemporaine pour constituer, projet après projet, un monde à multiples entrées mais au socle conceptuel rigoureux et à la réalisation plastique exigeante. |
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