Les habitants de la cité des 4000 face à eux-mêmes
Deux artistes ont tiré le portrait de résidents de La Courneuve.
Par Marie-Joëlle GROS

«A l'époque, vous auriez pleuré pour habiter là. Les logements étaient beaux, pas chers, que des belles pièces avec du parquet.» Daniel

Libération 14 octobre 2002, 3 colonnes page 16

«Hé ! Regarde, c'est madame Françoise !» Abdelakim se tourne vers ses copains, le doigt pointé sur la photo de cette voisine. «Et lui aussi, je le connais. Il est en sixième avec moi...» Les garçons s'approchent, cherchent une tête connue parmi la centaine de portraits affichés. «J'en connais plein, s'étonne Abdelakim. Je les connais presque tous, en fait.» Ce sont des visages familiers, croisés quotidiennement dans la cage d'escalier, ou entre les immeubles de la cité des 4 000, à La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Mais, ce soir de vernissage, les voisins ont l'air étonnés de se découvrir ainsi, dans cet alignement de portraits en noir et blanc. Le thème de l'exposition «Rencontres à domicile» (1), c'est eux. Ils ont ouvert la porte de leur appartement et accepté de poser dans leur cadre, en privé : assis sur le canapé du salon, sur un coin du lit ou sur le balcon avec, dans le fond, la barre d'en face. Planté au coeur des 4 000, ce soir, le centre culturel Jean-Houdremont est bondé. On s'embrasse, on prend des nouvelles des enfants, et on n'en finit plus de regarder encore et encore ces têtes tellement connues et pourtant... «Oui, c'est tout nous, ça», dit une femme en chaussant ses lunettes, le nez collé sur les clichés.

Dessins ou photographies. Il y a là des photos et des dessins. C'était l'idée des deux artistes à l'origine du projet : Gaële Braun a réalisé des portraits à l'encre, Pascaline Marre a ensuite fait poser les gens pour la photo avec, dans un coin du cadre, le dessin réalisé quelques minutes plus tôt. «Je préfère les dessins, dit une jeune femme. C'est moins figé, et on y sent la force des gens.» D'autres préfèrent se voir en photo, le dessin leur paraît trop cru : «Est-ce que j'ai l'air si triste que ça ?», demande une dame. «Ils nous ont confié beaucoup d'eux-mêmes, expliquent les deux artistes. Ce n'était pas évident d'emblée. On discutait des heures, on dînait parfois chez eux. C'était un échange où ils se réappropriaient leur histoire.» La commission de relogement de La Courneuve a permis aux artistes d'entrer en contact avec des locataires. C'était il y a un an. Puis, le bouche à oreille et les réseaux d'amitié ont permis d'élargir le cercle des participants. Le 5 novembre, tous repartiront avec photos et dessins.

«On est fier d'avoir participé, dit Sylviane. C'est toute notre vie qui est ici.» Daniel, Sylviane et leur amie Géraldine habitent La Courneuve depuis trente-cinq ans. «Dans notre ancien logement, les toilettes étaient sur le palier. Alors imaginez, quand on est arrivé ici...» Daniel montre leur immeuble, la résidence Leclerc, en face du centre culturel. «A l'époque, vous auriez pleuré pour habiter là. Les logements étaient beaux, pas chers, que des belles pièces avec du parquet. Il y avait même du velours dans les ascenseurs.» Sylviane le coupe : «Il y avait des magasins partout, les gens venaient de loin pour faire leurs courses. Et puis, ça s'est dégradé. En quinze ans, dit-elle. Mais il n'y a pas que du négatif.» Géraldine acquiesce : «Mes collègues me disent : "Oh, là, là! La Courneuve... Déménage ailleurs !" Non, je ne veux pas.» Quand la barre Renoir, où elle habitait, a été démolie en 2000, Géraldine a déménagé dans la tour Leclerc, à quelques étages de ses copains. Juste à côté, il reste encore le mail de Fontenay. Les barres Presov et Ravel sont vouées à la démolition, en 2004. Des immeubles bleu-gris, avec des fenêtres murées, des carreaux cassés, et ici ou là des rideaux de couleur et des familles derrière. Les ascenseurs ne fonctionnent plus. Ou très mal : l'ascension est une épreuve, on ne sait jamais si on arrivera. Mais, ce soir, ils veulent parler d'autre chose. «A Renoir, il y avait une ambiance formidable, racontent-ils. Les gens s'entraidaient, s'invitaient. Et puis, il y avait le docteur Amar.» Tous, ici, ont son nom sur les lèvres. Disponible à chaque heure du jour et de la nuit pour les gens de la cité. Le bon docteur est à la retraite. Renoir n'existe plus. A l'endroit où la barre s'élevait, l'herbe a poussé. Le docteur Amar y revient souvent, il se recueille sur la pelouse. C'est là qu'il a demandé à poser pour la photo.

Du Géant Casino au Leader Price. Stéphanie, 26 ans, est née et a grandi à Renoir. «C'est là aussi que j'ai conçu mon enfant, ajoute-t-elle. Tous les anciens ont beaucoup en commun. On a un langage codé.» Elle vit maintenant cité Villon, pas très loin. «A l'époque, on apprenait à se respecter : toutes les cultures, les religions, les nationalités ensemble. Maintenant, c'est différent. Il manque la chaleur humaine.» Ils ont le souvenir d'un temps où la vie était plus douce. «On était tous des enfants d'ouvriers, raconte Fawzia, 31 ans. On avait une mentalité de groupe. Il y avait ici une fierté et une façon de ne pas juger les gens sur les apparences. Je n'ai jamais retrouvé ça ailleurs. La Courneuve, c'était notre petit village.»

Au fil du temps, le quartier s'est transformé. Sur l'avenue, le Géant Casino a laissé place au Leader Price. «Aujourd'hui, les gens nous voient comme des barbares, dit Fawzia. Mais ces photos et les dessins disent l'inverse. C'est sûr, ceux qui jugent sur la première image se plantent forcément.».

(1) Voir le site du collectif d'artistes «L'art est public» : http://perso.wanadoo.fr/lartestpublic/